Approche sociologique de la drague – Pourquoi « Eh azy steuplé Mademoiselle » n’est pas une technique viable ?
Introduction : crée par « l’école de Chicago » dans les années 20, l’observation, au même titre que l’entretien ou la statistique, fait pleinement partie de la palette du sociologue. Cette méthode est parfois difficile à utiliser car elle nécessite un recul, un regard neutre de jugement, un esprit « blanc »… Tentons malgré tout de l’appliquer à notre quotidien…
Les lieux de socialisation sont nombreux, mais les bars sont des lieux particulièrement propices à l’étude des interactions entre agents sociaux. Étudions donc une tentative de drague dans un café de la Bastille, et pour cela, « mettons-nous en situation ».
Situation : Il est 19h30, un jour ensoleillé du mois de mai, assis dans un pub « jeune » (où je n’ai sûrement plus ma place) de la rue de Lappe, j’observe autour de moi… Et, l’objet de mon étude s’approche. : jeune, la vingtaine, polo, jeans, look passe-partout (pas celui de Fort Boyard) de l’étudiant en quête de rafraîchissement, mais pas que… L’oeil vif, le poil luisant, il guette dans le clair obscur une jeune fille répondant à ses critères esthétiques. Ce dernier se décide à aborder 2 tables en même temps :
le jeune homme (appelons-le Passe partout) : Les filles, vous êtes ensemble . Je peux vous offrir un truc à boire .
Groupe 1 : (Sourire) Ah… Non on n’est pas ensemble… Mais non merci, on attend des amis.
Groupe 2 : (Étonné) pourquoi pas ! Tu es tout seul ?
Passe Partout : Oui, j’attendais des potes et… Bla-bla bla
Fin de l’histoire… Mille excuses si vous vous attendiez à de l’action, du suspense et/ou du sexe pour les plus lubriques d’entre vous… Analysons donc ces quelques secondes grâce aux méthodes de la microsociologie.
Analyse : pour Erwin Goffman nous sommes en constante préservation de notre face (valeur sociale positive qu’une personne revendique). Hors le fait de draguer est une mise en danger, en effet le jeune homme se met en situation de « perdre la face ». Sa proposition est une offense, une violation d’un espace de réserve des jeunes filles, violation de 2 types : territoriale (il se rapproche) et verbale (il s’adresse à elles).
Cette intrusion de réserve est accompagnée par une transgression du domaine réservé de la parole, les deux groupes de filles constituent en effet un cercle de parole fermée. Le jeune homme souhaite donc intégrer le territoire et la conversation des jeunes filles, mais celles-ci disposent d’un droit d’ouverture ou de fermeture de leur sphère « privée ». Le premier groupe ferme donc son cercle, tandis que le deuxième accepte l’échange et donc un nouveau membre à même donc de se présenter et d’établir un lien.
La principale chose à nos yeux est de noter que la « violation » du jeune homme (acte négatif par définition) s’accompagne d’un acte positif, il propose une consommation aux jeunes filles (nous sommes donc l’application de la théorie du don/contre-don de Marcel Mauss « père de l’anthropologie française» qui énonce que tous les liens sociaux se fondent sur un échange.) Notons aussi que le groupe qui refuse le verre ne fait pas perdre la face au jeune homme en refusant poliment sa proposition, celui-ci n’a donc plus d’acte « négatif » à réparer, mais plus du tout de possibilités de tisser un lien social ou un échange.
La création du lien, autrement dit la possibilité de « chopper un 06″ répond donc à de nombreuses règles et normes sociales qu’il convient de respecter. Pour Erwin Goffman, tous les individus doivent préserver leur face et celle des gens qui les entourent en faisant appel à des stratégies de figuration (ce qu’on appelle le tact, le savoir-vivre…) et ces stratégies sont essentielles voire sacrées pour constituer des interactions saines. Pour séduire il faut donc respecter un rite, que Goffman définit comme : » un acte formel et conventionnalisé par lequel un individu manifeste son respect et sa considération envers un objet de valeur absolue ». Les injonctions, cris, ou sifflement ne constituent donc que des « violations négatives » de l’espace de réserve. « Eh steuplé » n’est donc pas la clé magique qui permet l’accès à une sphère privée (d’un groupe ou d’une personne).